Extrait du chapitre 6 (intitulé « La démocratie ») du livre III (« L'ennemi ») des Conseils Ouvriers d’Anton Pannekoek

 

 

            Les masses exploitées doivent avoir la conviction que, par leur bulletin de vote, elles sont maîtresses de leur destin, de telle sorte que, si elles ne sont pas contentes de leur sort, elles n’ont à s’en prendre qu’à elles-mêmes. Mais la structure de l’édifice politique est conçue de telle manière que le gouvernement au moyen du peuple ne soit pas le gouvernement par le peuple. La démocratie parlementaire n’est qu’une démocratie partielle, pas la démocratie totale.

 

            Le peuple n’a de pouvoir sur ceux qu’il délègue qu’un jour tous les quatre ou cinq ans. En ces jours d’élections, une propagande et une publicité tapageuse se déchaînent, ressortant de vieux mots d’ordre, faisant de nouvelles promesses et submergeant tout de telle façon qu’il n’y a guère de place pour un jugement critique. Les électeurs n’ont pas à désigner leurs propres porte-parole qu’ils investiraient de leur confiance : les candidats sont présentés et recommandés par les grands partis politiques, sélectionnés en fait par les cliques dirigeantes de ces partis, et tout le monde sait que voter pour un out-sider, c’est perdre son vote. Les travailleurs s’adaptèrent au système en formant leurs propres partis – le Parti social-démocrate en Allemagne, le Parti travailliste en Angleterre qui jouent un rôle important au parlement et fournissent même parfois des ministres. Les parlementaires doivent néanmoins jouer le jeu. Mises à part celles qui les concernent plus spécialement – les lois sociales pour les travailleurs – la plupart des questions soumises aux élus se rattachent à des intérêts capitalistes, à des problèmes et des difficultés de la société capitaliste. Ils s’habituent à être les gardiens de ces intérêts et à traiter de tous ces problèmes dans l’optique de la société existante. Ils deviennent des politiciens confirmés, qui, comme les politiciens des autres partis, constituent une puissance à part, presque indépendante, au dessus du peuple.

 

            De plus, ces parlements élus par le peuple n’ont pas tout pouvoir sur l’État. A côté d’eux, et pour prévenir une trop grande influence des masses, siègent d’autres organismes composés de notables ou d’aristocrates – Sénat, Chambre des Lords, Première Chambre, etc. – dont l’accord est nécessaire pour le vote des lois. Enfin, la décision ultime est principalement entre les mains de princes ou de présidents, vivant entièrement dans le cercle des intérêts de l’aristocratie et du grand Capital. Ce sont eux qui désignent les ministres et secrétaires d’État ou les membres des cabinets ministériels lesquels dirigent la bureaucratie de fonctionnaires, ces derniers effectuant le véritable travail gouvernemental. La séparation entre législatif et exécutif interdit aux parlementaires élus de gouverner par eux-mêmes ; sans doute font-ils les lois, mais ils ne peuvent influer qu’indirectement sur les véritables gouvernants, soit en votant des motions de censure, soit en refusant le budget. Selon tout un chacun, la caractéristique essentielle de la démocratie, c’est que le peuple choisit lui-même ses dirigeants. Ce principe n’est pas réalisé dans la démocratie parlementaire. Et c’est bien normal car le but de cette démocratie est d’assurer le règne du Capital en entretenant, au sein des masses, l’illusion qu’elles ont à décider elles-mêmes de leur propre sort.

 

            […] La duplicité interne de la démocratie politique n’est pas un de ces tours de passe-passe, inventé par des politiciens rusés. C’est une image des contradictions internes du système capitaliste, donc une réaction instinctive à celles-ci. Le capitalisme repose sur l’égalité des citoyens, des propriétaires privés, libres de vendre leurs marchandises : les capitalistes vendent leurs produits, les travailleurs vendent leur force de travail. Mais en agissant en commerçants libres et égaux, ils obtiennent comme résultat l’exploitation et l’antagonisme de classe : le capitaliste est le maître et l’exploiteur, le travailleur, l’esclave de fait. Sans violer le principe de l’égalité juridique, mais au contraire en s’y conformant, on obtient comme résultat une situation qui le viole effectivement. Voila la contradiction interne de la production capitaliste, celle qui montre que ce système ne peut être que transitoire. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de rencontrer la même contradiction dans le domaine politique.

 

            Les travailleurs ne pourront surmonter cette contradiction capitaliste – c’est-à-dire ce fait que de leur liberté juridique découlent leur exploitation et leur esclavage – que lorsqu’ils auront dominé cette contradiction politique qu’est la démocratie bourgeoise. La démocratie est l’idéologie dont ils ont hérité des luttes bourgeoises d’autrefois ; elle est chère à leur cœur, comme tout ce qui se rattache aux illusions de jeunesse. Tant qu’ils se cramponneront à ces illusions, qu’ils croiront à la démocratie politique et en feront le programme de leur lutte, ils resteront pris dans ses filets, luttant en vain pour se libérer. Dans la lutte de classe d’aujourd’hui, cette idéologie est l’obstacle le plus important sur le chemin de leur libération.

 

 

retour