David Barsamian:
Vous avez dit plusieurs fois que vous n'êtes pas membre d'Amnesty
International. On ne peut pas être de tous les combats. Quels sont les facteurs
qui décident de votre implication dans un combat donné? Par exemple, vous avez été
étroitement associé au Timor-Oriental. Sur le Tibet, en revanche, un problème
compliqué, vous n'avez pas dit grand chose.
Noam Chomsky: Cela vient en partie de mes moyens
d'action dans tel ou tel domaine. Il en va de même dans la vie personnelle. Si
l'on ne peut pas agir sur un problème, cela n'aide guère de faire de grandes
déclarations à son sujet. Nous pourrions par exemple tous nous réunir et
condamner Gengis Khan, mais quelle serait la valeur morale d'une telle
attitude? La première question est donc: dans quelle mesure peut-on agir sur
les choses? Il n'y a pas d'algorithme pour cela, bien qu'il y ait quelques
critères objectifs. Ainsi, nous avons plus d'influence là où le pouvoir des
États-Unis est directement impliqué que là où il ne l'est pas. Il y a d'autres
facteurs, comme la publicité faite au problème soulevé. Si c'est une question
très connue, que beaucoup de gens en parlent, je ne crois pas que cela soit
bien utile que je rajoute mon grain de sel, même si cela me paraît être un
point vraiment important. [...]Dans le cas du Tibet, j'ai un peu écrit à ce
sujet dans les années 1960 et j'ai souligné que ce que nous devions bien avoir
à l'esprit et nous demander, c'était: comment expliquer que le Tibet fasse si
peu que ce soit partie de la Chine? Qu'en est-il de toutes les provinces
périphériques? Le Tibet, la Mandchourie, la Mongolie, pourquoi n'ont ils jamais
été intégrés à la Chine? Il se trouve que les États-Unis étaient favorables à
cette incorporation. L'Angleterre était la première puissance mondiale à
l'époque. Mais les puissances occidentales et les
États-Unis ont soutenu l'incorporation des provinces extérieures à la Chine
surtout parce qu'ils pensaient que leur ami Tchang Kaï-chek allait
l'administrer. Cela se passait donc sous ce régime quasi-fasciste soutenu par
l'Ouest, qui le voulait aussi puissant et étendu que possible. Il y eut une opposition. Par exemple, Owen Lattimore,
spécialiste de la Mongolie et des provinces extérieures, s'y montra
vigoureusement hostile. On le poursuivit comme communiste sous Joseph McCarthy.
Quand la Chine absorba formellement le Tibet, en 1950, il n'y eut pas de
protestation à l'Ouest, rien qu'une poursuite de la politique menée
jusqu'alors. En outre, quand on examine la question tibétaine, elle n'est pas limpide.
Les Chinois ont commis des atrocités, mais la situation avant leur invasion
n'était pas jolie jolie.
source:
De la propagande, édition 10/18, collection Fait et cause, 2003