L’axe du Bien et le terrorisme

 

 

 

 

             « L’administration Bush a immédiatement présenté aux nations du monde un choix simple : vous nous rejoignez, ou bien vous risquez la destruction.

            La ‘communauté planétaire’ s’oppose sévèrement à la terreur, y compris à la terreur massive des États puissants, et aussi aux terribles crimes du 11 septembre. Mais la ‘communauté planétaire’ n’agit pas. Lorsque les États occidentaux et les intellectuels utilisent les termes de ‘communauté internationale’, ils se réfèrent à eux-mêmes. Par exemple, les bombardements de la Serbie par l’OTAN ont été mis en œuvre par la ‘communauté internationale’, selon une rhétorique occidentale constante, même si tous ceux qui ne jouaient pas à l’autruche savaient que la plus grande partie du monde était hostile à ces bombardements, souvent tout à fait ouvertement. Ceux qui ne soutiennent pas les actions des riches et des puissants ne font pas partie de la ‘communauté planétaire’, exactement comme le ‘terrorisme’ signifie par convention ‘le terrorisme dirigé contre nous et nos amis’ ».  

                                                                                                                                                                                                                                          Noam Chomsky, 11/9, Autopsie des terrorismes

 

 

 

 

 

Mardi 11 septembre 2001: une poignée de Saoudiens armés de limes à ongles détourne quatre avions et les jette sur le World Trade Center et le Pentagone. Dans la confusion, certains irresponsables parlent d’ « apocalypse », de «  3è guerre mondiale proche », et cætera …

Le lendemain, G.W. Bush annonce le programme des réjouissances à venir : « nous partons en croisade contre l’Islam ». De fait, le peuple afghan est le premier à payer pour les 3000 morts américains. Début octobre, un déluge de bombes s’abat sur le pays. Le bilan officiel fait état de plus d’un millier de civils assassinés ainsi que 10 000 combattants. Ironie du sort: le régime taliban était subventionné par les États-Unis jusqu’en 2001 (43 millions de $ versés en juin 2001). Ainsi, lorsque le président Clinton rend publique une liste de « rogue states », le régime des talibans brille par son absence (de même que la junte militaire birmane, avec laquelle de grosses compagnies américaines font d’excellentes affaires). Même les attentats contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar Es Salam en 1998 n’interrompront pas l’aide américaine au régime obscurantiste taliban, bien que ce  régime fût officiellement considéré comme responsable des attentats (ce qui avait justifié le bombardement de l’Afghanistan le 20 août 1998).  Les « exploits » américains en Afghanistan ne s’arrêtent pas là: des milliers de personnes ayant fui Kaboul, soumise aux très peu chirurgicaux bombardements américains, s’entassent dans des camps près de la frontière pakistanaise. Des organisations humanitaires avaient alerté sur les conséquences d’une guerre en Afghanistan, mais elles n’ont pas été écoutées. Chaque jour, ce sont plusieurs dizaines de personnes qui mourront de froid ou de faim dans ces camps de fortune; inutile de préciser que ces « dommages collatéraux » n’ont été que peu relayés par les mass-médias occidentaux alors même que le nombre total de victimes est probablement comparable à celui du 11 Septembre [1].

 

En janvier 2002, G.W. Bush tient un discours dans lequel il annonce son intention de faire tomber les régimes de « l’axe du Mal », c’est-à-dire l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord (ce dernier pays n’ayant été ajouté que pour servir d’alibi: Bush espère ainsi que personne ne lui reprochera de massacrer uniquement des arabes et/ou musulmans).  Très vite, le discours de Bush, représentant de l’axe du Bien et porte-parole du pseudo « monde libre », rencontrera des échos. Ainsi, dès la fin de l’année 2001, la dictature chinoise avait lancé une opération militaire pieusement nommée « frapper fort » dans le nord-ouest du pays, et ayant pour cible les minorités musulmanes – Ouïgours essentiellement. Objectif affiché de Pékin : éliminer des « terroristes ».  En réalité,  Pékin a compris que la seule mention du terme « Al-Qaeda » suffit à obtenir un blanc-seing de Washington. D’autres pays de l’axe du Bien comprennent également qu’ils peuvent se servir du 11 Septembre pour faire passer leurs massacres respectifs  pour de simples « opérations antiterroristes ».  Ainsi le ministre Russe Sergueï Ivanov déclare à propos des Tchétchènes : « Il n’y a pas de négociations possibles avec les rebelles indépendantistes : c’est comme si on demandait aux USA de négocier avec le Mollah Omar ». Dans le même ordre d’idée, Israël réussit avec succès à assimiler Arafat à Ben Laden.

 

Le terme « terrorisme » semble avoir définitivement acquis une autre acception depuis le 11 septembre 2001: est considéré comme un terroriste toute personne qui s’oppose à un pays de l’axe du Bien (USA, Grande-Bretagne, Israël, Russie, Chine…). Cette nouvelle définition du terrorisme, défendue bec et ongle par quelques intellectuels parisiens très (et trop) en vue après nineleven, aura des conséquences effroyables sur le sort de nombreux peuples. Ainsi, non seulement le calvaire qu’endurent  ces peuples va continuer, mais leurs tortionnaires savent désormais qu’ils peuvent compter sur le soutien franc et massif de l’intelligentsia occidentale (l’intelligentsia occidentale, vous connaissez ? Mais si ! Vous savez… ce sont ceux qui cherchent à démontrer qu’assassiner des milliers de civils irakiens est un moyen efficace de lutter contre le terrorisme islamique ! ).

 

Le 3 décembre 2001, l’État sioniste décrète que l’Autorité Palestinienne est une « entité soutenant le terrorisme ». Cependant, les opérations de Tsahal ne semblent pas se limiter à l’Autorité Palestinienne. En effet, si l’opération « voyage pittoresque » laisse place à « muraille  protectrice», qui elle même était précédée par « bientôt chez toi », seuls les noms des opérations changent: dans tous les cas, les victimes civiles palestiniennes se comptent par dizaines.

 

En Tchétchénie, le génocide se poursuit avec le soutien choquant et abject de la plupart des dirigeants occidentaux. Chirac, à qui des défenseurs des droits de l’Homme avaient récemment demandé d’aborder le « dossier » des massacres dans le Nord-Caucase lors de ses rencontres avec Poutine, se contente de répéter qu’il y a «  effectivement un problème de terrorisme dans la province [tchétchène] ».  Juppé et Raffarin ne ratent pas une occasion de couvrir d’éloge Vladimir Poutine [2] et ses sbires. Et quand le Général Vachnine, aussi connu sous le nom de « boucher de Tchétchénie » se rend en France, on lui remet diverses médailles et ornements !

« Le 11 Septembre, Ben Laden a offert un cadeau au Président Poutine. » affirme Sergueï Kovalev, député russe : cette affirmation illustre bien l’effet redoutable des attentats du 11 septembre sur les dirigeants et une partie de l’opinion publique des pays occidentaux. Si, déjà, avant nineleven, le soutien au peuple tchétchène n’était pas la priorité de nos dirigeants, force est de constater que la situation n’a fait qu’empirer depuis ces actes terroristes. Désormais, Poutine dispose d’un bouclier efficace derrière lequel s’abriter au cas où, par hasard, un dirigeant lui reprocherait ses méthodes pour le moins « musclées » en Tchétchénie : la lutte contre le terrorisme islamique. Un soldat russe viole une Tchétchène ? Lutte contre le terrorisme islamique ! L’usage systématique de la torture dans les camps de détention ? Lutte contre le terrorisme islamique ! 10 adolescents exécutés ? Lutte contre le terrorisme islamique ! [3] Que dire de plus, sinon que nos dirigeants devraient eux aussi être en ce moment devant le Tribunal Pénal International pour complicité de crimes de guerre…

 

En matière de lutte contre le terrorisme, le « cas » irakien est également assez significatif. N’oublions pas, en effet, que la lutte contre le terrorisme était un des objectifs affichés de cette guerre. Certes, aucune preuve n’avait été fournie des liens de Saddam Hussein avec Al-Qaeda, mais peu importe puisque les pays de l’axe du Bien sont dispensés d’avoir à apporter des preuves lorsqu’ils profèrent des accusations. Les USA sont même allés jusqu’à reprocher à l’Irak d’abriter des bases terroristes, alors que ces bases se trouvent au Kurdistan irakien, un territoire qui échappe totalement au contrôle du régime baasiste [4]. Certains ont fait remarquer que l’Irak laïc de Saddam Hussein représentait, non pas un repère pour combattants d’Al-Qaeda, mais le symbole par excellence du régime qu’ils abhorraient… Mais cette réflexion pleine de bon sens a été noyée dans un flot de contre-vérités déversé en continu par les adeptes du bombardement massif. C’est ainsi qu’en mars 2003, la « coalition » [5] engageait sa sale guerre en Irak en nous la présentant grosso modo comme un moyen d’éradiquer le fléau du terrorisme [6]. Un an plus tard, on peut constater à quel point ces massacres ont eu l’effet recherché: il y a eu probablement plus d’attaques suicides en Irak en 2003-2004  que sur tout le reste du globe dans la décennie précédente. Quant aux familles des Irakiens assassinés, qui se comptent par dizaines de milliers, elles n’auront même pas les « délices » de la démocratie [7] pour se consoler: les hauts responsables américains ont d’ores et déjà prévenu qu’ils ne toléreraient pas l’élection d’un candidat chiite partisan de l’instauration d’une république islamique (ce qui paraît pourtant inévitable dans un pays majoritairement composé de chiites et qui est soumis à l’influence iranienne).

 

Passé ce rapide et non exhaustif panorama des « prouesses » de l’axe du Bien, il convient de s’interroger rapidement sur la notion de terrorisme. Nous avons pu constater à quel point l’Europe pouvait être frappée en plein cœur par ce fléau, récemment encore à Madrid, comme hier à Paris ou ailleurs. Mais force est de constater aussi que nous nous montrons bien moins sentimentaux lorsqu’il s’agit de s’apitoyer sur le sort des victimes du terrorisme pratiqué par l’axe du Bien. Car massacrer 200 Madrilènes est reconnu unanimement comme un acte terroriste; en revanche, les inconditionnels de Poutine peuvent affirmer sans provoquer de scandale que les dizaines de milliers [8] de Tchétchènes assassinés sont, non pas des victimes du terrorisme, mais des terroristes eux-mêmes!

 

Toute pratique consistant à terroriser les populations civiles mérite le terme de terrorisme. Ainsi, depuis plus de deux décennies, l’Occident pratique le terrorisme en Irak: en lui fournissant les armes qui servirent à gazer 7000 civils kurdes à Halabja (1988), en tuant  80 000 civils dans les bombardements de l’Irak (1991), en donnant à Saddam Hussein la possibilité d’écraser les rébellions chiite et kurde (30 000 morts, 1991), en imposant un embargo assassin qui coûtera la vie à 500 000 enfants irakiens [9] (1991-2003), en pratiquant la torture des prisonniers irakiens (depuis avril 2003), en menaçant de déportation l’intégralité des habitants irakiens d’un village dans lequel les soldats US sont tombés dans une embuscade (depuis avril 2003), en tirant dans une  foule d’Irakiens en colère, et cætera. On pourrait hélas multiplier les exemples à l’infini: soutien des USA à la Turquie et à Israël dans leurs massacres respectifs de Kurdes et de Palestiniens, implication de la France dans le génocide commis au Rwanda en 1994, soutien apporté par des dirigeants occidentaux à Vladimir Poutine…

 

Dès lors, quelle crédibilité ont nos dirigeants et tous ceux de l’axe du Bien quand ils parlent de la nécessité de lutter contre le terrorisme ? Eux-mêmes pratiquent le terrorisme ! Et, ce, à bien plus grande échelle que le terrorisme contre lequel ils prétendent lutter [10]. Nul n’est besoin de préciser que lorsqu’ils parlent de « terrorisme », cela renvoie au terrorisme des « autres », des islamistes en particulier. Il ne leur viendrait pas à l’idée que le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme c’est… d’arrêter de le pratiquer. D’ailleurs, la prétendue  lutte contre le terrorisme menée par l’axe du Bien et ses alliés a pour unique effet d’accroître les vocations terroristes en jetant des peuples entiers dans une situation d’extrême misère [11].  L’immense hypocrisie de cette pseudo-lutte contre le terrorisme réside également dans le fait que les soi-disant ennemis jurés d’aujourd’hui sont des anciens ( ?) alliés. Ainsi, Oussama Ben Laden et Saddam Hussein ont longtemps travaillé pour la CIA, de même que le chef de guerre Chamil Bassaïev entretenait des liens étroits avec le FSB ou que l’État sioniste a favorisé l’émergence des mouvements islamistes palestiniens dans les années 80, afin de concurrencer une OLP jugée dangereuse car susceptible de faire des compromis.  Il serait plus que temps de traiter de manière équitable les victimes de tous les terrorismes, que ces personnes soient mortes à Jénine ou à New-York, à Grozny ou à Madrid. Et que nos dirigeants cessent enfin de se cacher derrière le bouclier de la lutte contre le terrorisme islamique pour justifier leurs assassinats, crimes de guerres et génocides en tous genres…

 

 

 

 

 

[1] Aucun bilan exact n’est disponible: la règle de base en Occident étant de comptabiliser uniquement les victimes dans nos « rangs » et de passer outre nos propres massacres (seuls comptent « nos » victimes de « leurs » attentats).

 

[2] Il est surprenant de voir à quel point nos dirigeants ont la mémoire courte. Ceux-là même qui, en d’autres circonstances, insistent sur le « nécessaire devoir de mémoire » couvrent d’éloges un chef d’État qui utilise le champ lexical de l’extermination au sujet des Tchétchènes (cf. le tragiquement célèbre « Nous irons les buter jusque dans les chiottes »).

 

[3] Cf. les témoignages de ces deux journalistes au sujet des massacres en Tchétchénie: Anne Nivat, La guerre qui n’aura pas eu lieu, Fayard, 2004; Anna Politkovskaïa, Tchétchénie, le déshonneur russe, Buchet/Chastel, 2003.

 

[4] Jean-François Kahn, dans Le camp de la guerre, critique de la déraison impure (Fayard, 2004), décrit assez honnêtement l’absurdité de certains arguments employés pour justifier les massacres en Irak.

 

[5] « Coalition » est un bien grand mot pour désigner l’alliance entre deux pays seulement : États-Unis et Grande-Bretagne. Mais il était important que l’opinion publique américaine ait l’illusion que cette guerre était « juste » et soutenue avec enthousiasme par le reste de la planète, d’où l’usage du terme « coalition ».

 

[6] Les médias n’ont absolument pas mentionné le fait que le islamistes radicaux attendaient le déclenchement de la guerre avec impatience, car elle serait l’occasion de recruter de nombreux volontaires, elle montrerait une nouvelle fois au monde musulman que les USA les haïssent et elle ferait tomber un régime apostat car laïc. La simple mention de cela aurait suffit à se débarrasser définitivement des fables selon lesquelles la chute du régime baasiste était nécessaire à l’éradication du terrorisme islamique.

 

[7] Je ne fais pas, ici, référence à la néo-acception américaine du terme démocratie, c’est-à-dire au régime politique qui laisse le choix entre deux partis aux programmes identiques et où est élu celui qui a recueilli le moins de voix aux élections – de surcroît, avec plus de 50 % d’abstentionnistes. 

 

[8] Là encore, pas de bilans précis disponibles : les victimes n’étant ni occidentales, ni judéo-chrétiennes, ni admiratrices de l’axe du Bien, elles ne semblent pas mériter que l’on s’attarde sur leur sort (tout juste ont-elles le droit à ce que le JT  de 20 heures leur consacre un reportage de 45 secondes tous les six mois). Le Quid évoque toutefois un bilan de 87 000 civils tchétchènes assassinés entre 1999 et 2001, ainsi que 320 000 réfugiés. Inutile de préciser que deux ans de terrorisme russe dans le Nord-Caucase sont infiniment plus meurtriers que plusieurs décennies d’attentats épisodiques dans les capitales occidentales. 

 

[9] Rappelons, au passage, les odieux propos de Madeleine Albright disant de ces 500 000 enfants assassinés que « c’était le prix à payer » et que c’était « pour la bonne cause ». Ces déclarations sont l’exact parallèle de celles de Ben Laden affirmant que le massacre de 200 civils à Madrid était « nécessaire ». Seul l’objectif des massacres diffère: le premier devait prétendument contraindre Saddam Hussein à quitter la tête de l’Irak tandis que le second devait, tout aussi prétendument, contraindre les troupes espagnoles à quitter l’Irak.

 

[10] Noam Chomsky analyse très lucidement la façon dont nous nous préoccupons exclusivement du terrorisme islamique et dont nous nous désintéressons du terrorisme lorsque nous en sommes les auteurs; cf. notamment Pirates et empereurs (Fayard, 2003) ou encore Pouvoir et terreur (Le Serpent à Plumes, 2003).

 

[11] On pourrait citer le cas des Kurdes qui se sont tournés vers des organisations terroristes d’extrême-gauche ou islamistes (Ansar-Al-Islam) mais aussi de ces femmes tchétchènes que les mass-médias occidentaux qualifient de « terroristes » parce qu’elles ont voulu venger la mort d’un enfant, d’un mari ou d’un frère.

 

 

 

 

 

 

index