Extrait de Daniel Guérin, Fascisme et grand capital, 1936 (réédition Syllepse et Phénix, Paris, 1999)

 

 

 

La démagogie fasciste

 

            Le fascisme propose à ses troupes un « anticapitalisme » petit-bourgeois bien différent de l'anticapitalisme socialiste.

            Une « mystique » ne suffit pas, ne nourrit pas. Les individus composant les troupes fascistes ne sont pas tous également fanatisés. Et même les plus fanatisés n'en oublient pas pour autant leurs intérêts matériels. Le souci de ces intérêts continue à les aiguillonner. Pour les conquérir, puis les tenir en haleine, le fascisme doit aussi leur présenter une solution pratique aux mots dont ils souffrent. Bien qu'au service et à la solde du capitalisme, il doit – et c'est ce qui le différencie profondément des partis bourgeois traditionnels – afficher un anticapitalisme démagogique.

            Mais cet anticapitalisme, si l'on y regarde de plus près, est très différent de l'anticapitalisme socialiste. Il est essentiellement petit-bourgeois. Le fascisme fait ainsi d'une pierre deux coups: d'une part, il flatte les classes moyennes en se faisant l'interprète fidèle de leurs aspirations rétrogrades; d'autre part, il jette en pâture aux masses ouvrières – et tout particulièrement à ces catégories de travailleurs qui manquent de conscience de classe – un anticapitalisme utopique et inoffensif et il les détourne ainsi du véritable socialisme.

            Mais cette démagogie « passe-partout » ne convient pas à tout le monde: aux ouvriers conscients, aux petits paysans affamés de terre, le fascisme est obligé de parler, non sans quelque embarras, un langage plus spécifique et plus radical. On va voir qu'il pousse fort loin – en paroles – son prétendu « socialisme ». Était-il bien utile, se demandera le lecteur, de prendre tant de peine à disséquer cette phraséologie mensongère? L'entreprise est pourtant nécessaire, à la fois pour comprendre à l'aide de quels slogans sociaux les démagogues fascistes ont ébloui leur clientèle et pour faire ressortir, par la suite, l'abîme entre les promesses et les réalisations.

 

 

L'anticapitalisme transmué en nationalisme

 

            Tout l'art du fascisme consiste à se dire anticapitaliste sans s'attaquer sérieusement au capitalisme. Il s'emploie tout d'abord à transmuer l'anticapitalisme des masses en nationalisme. De tout temps, on l'a vu, l'hostilité des classes moyennes à l'égard du grand capitalisme va de pair avec un attachement tenace à l'idée de nation. En Italie et en Allemagne, tout particulièrement, les masses sont prédisposées à croire que l'ennemi est moins leur propre capitalisme que le capitalisme étranger. Aussi le fascisme n'a-t-il pas de peine à préserver ses bailleurs de fonds de la colère populaire: il détourne l'anticapitalisme des masses vers la « ploutocratie internationale ».

 

[…]

 

L'anticapitalisme transmué en antisémitisme

 

            Serait-il possible de transmuer l'anticapitalisme des masses en quelque chose d'autre? Le juif sera pour le fascisme – là où les circonstances s'y prêteront – un second bouc-émissaire.

            L'antisémitisme existe à l'état latent dans le subconscient des classes moyennes: à travers tout le 19e siècle, la petite-bourgeoisie, victime de l'évolution capitaliste, a eu tendance à rendre responsable de ses maux l'usurier ou le banquier, voire le petit commerçant juif. Déjà, le Français Toussenel donnait comme sous titre à sa Féodalité financière (précision: cet ouvrage a été écrit en 1847) : « Les juifs, rois de l'époque » et écrivait: « Je conseille à tous les faiseurs de révolution de retirer la banque aux juifs. »

 

[…]

 

Le fascisme contre la bourgeoisie

 

            Si le fascisme excite surtout les masses populaires contre la « ploutocratie internationale » et contre les juifs, il lui est impossible – sous peine de se démasquer – d'éviter de s'en prendre à des organisations de la bourgeoisie nationale. Mais ses déclamations contre celle-ci, si on les regarde de plus près, n'ont rien de socialiste.

            Les classes moyennes détestent la bourgeoisie d'une tout autre façon que la classe ouvrière. Elles ne souhaitent pas sa disparition en tant que classe. Bien au contraire, elles voudraient à leur tour devenir bourgeoises. Le fascisme, lorsqu'il s'affirme antibourgeois, lorsqu'il dénonce la « dégénérescence » de la bourgeoisie, n'entend nullement s'attaquer à l'ordre social existant. Il veut, au contraire, rajeunir cet ordre par un apport de sang frais, de sang plébéien. Il flatte ainsi les classes moyennes tout en détournant les masses de la lutte des classes, du socialisme prolétarien.

 

[…]

 

Le fascisme contre la concentration industrielle

 

            Le fascisme, pourtant, ne peut éviter, sous peine de se démasquer, de mettre en cause le capitalisme industriel lui-même. Mais ici encore son anticapitalisme reste bien en deçà du socialisme prolétarien.

            Les classes moyennes, contrairement à la classe ouvrière, ne se soucient pas de détruire le moteur essentiel du capitalisme: l'exploitation de la force de travail, le vol de la plus-value. A travers tout le 19e siècle, et jusqu'à aujourd'hui, les idéologues petits-bourgeois se bornent à déclamer contre la concurrence, contre la concentration industrielle, à demander aux pouvoirs publics de rendre moins nocifs les grands monopoles (cartels et trusts).

            En reprenant à son compte ces aspirations rétrogrades, le fascisme flatte les classes moyennes et, en même temps, il détourne les masses ouvrières du socialisme prolétarien.

 

 

 

retour