Les survivances du stalinisme

 

 

            « Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l’absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d’avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. »

                                                                                          Léon Trotsky, Leur morale et la nôtre

           

 

 

 

«[L]e discours conservateur s’apparente, et parfois spectaculairement, à un discours néo-stalinien de droite ! Qu’on en juge : identification du socialisme au panétatisme et de la démocratie au pancapitalisme ; alignement tendanciel sur la patrie du capitalisme, comme hier sur la patrie du socialisme, Moscou ou Washington comme unicentres ; refus d’un monde bipolaire, excommunication de toute forme de ‘troisième voie’ jugée hérétique et rejetée dans le camp de l’ennemi, traque obsessionnelle de ‘l’antiaméricanisme’ comme de ‘l’antisoviétisme’, considérés comme autant de maladies de l’esprit dont sont jugés gravement atteints aussi bien celui qui exécrait Brejnev au nom d’un soviétisme nostalgique que celui qui déteste Bush au nom des valeurs américaines elles-mêmes ; le débat considéré comme un combat mené sur le champ de bataille d’une guerre idéologique, fascisation systématique de toute dissidence radicale, diabolisation presque mécanique de l’adversaire complice forcément ‘objectif’ de Satan ; pensée binaire structurée autour d’une succession d’oppositions manichéennes, utilisation banalisée des expressions les plus extrêmes- l’accusation ordinaire du génocide-, redondance d’un discours dont la dialectique se coule dans une canalisation bétonnée de certitudes, oppression constante de l’idée par le mot : tout concourt à faire de la phraséologie néo-conservatrice un remake inversé, ou retourné, de la logomachie néo-socialiste dans sa version stalinienne. […] [E]n tant que système induisant une structure invariante de raisonnement, et donc du discours, le stalinisme [est] adaptable à toutes les formes de pensée closes, au seul prix d’une recomposition de sa structure. »

                             Jean-François Kahn, Le camp de la guerre, Critique de la déraison impure

 

 

 

 

            29 ans et quelques dizaines de millions de victimes après son arrivée au pouvoir, Staline mourait. Excellente nouvelle en vérité. Malheureusement, il faut se rendre à l’évidence: Staline n’a pas emporté ses méthodes dans sa tombe. Une bonne partie de l’intelligentsia française est marquée à vie par son passé stalinien [1], et les raisonnements qu’elle utilise n’ont pas évolué d’un iota. L’unique différence est que le stalinisme est parfois inversé, le terrorisme intellectuel des staliniens étant désormais mis au service d’une autre cause : la défense des exactions impérialistes des USA.  Le stalinisme fonctionnant mécaniquement, il exclut toute forme de réflexion personnelle et ne tolère rien d’autre que sa propre logique [2]. On comprend donc pourquoi de nombreux « intellectuels » qui n’ont jamais milité au PCF font tout de même un usage immodéré du raisonnement stalinien : celui-ci, parce qu’il est intrinsèquement machinal, leur épargne tout travail intellectuel.

 

            Le premier trait caractéristique du raisonnement stalinien est sans nul doute l’assimilation de toute opinion dissidente à une forme de fascisme ou de nazisme. Ce raisonnement a de lointaines origines dans les critiques formulées par Trotsky à l’encontre de Staline. Selon Staline et ses innombrables séides, Trotsky était « objectivement fasciste » parce que les fascistes critiquaient le régime totalitaire stalinien en des termes assez proches de ceux de Trotsky [3]. Il est absurde de renoncer à des critiques qui sont exactes pour la seule raison que d’autres les émettent aussi. Mais, ce truisme semble avoir échappé aux adeptes des raisonnements staliniens, si l’on en juge par la fréquence avec laquelle l’accusation de fascisme ou de nazisme est formulée à l’encontre de ceux qui émettent un point de vue différent du leurs.

 

            Jusqu’à l’effondrement de l’URSS, une sorte de coutume voulait que tout opposant aux crimes de guerre de l’Armée Rouge soi automatiquement « fascisé » par le PC [4]. Aujourd’hui encore, à l’occasion des guerres, nos néostaliniens ne manquent pas une occasion de salir leurs contradicteurs par de telles accusations. L’apothéose de leurs immondes pratiques fut sans doute atteinte au moment de la guerre du Kosovo, à l’occasion de laquelle la quasi-intégralité de l’intelligentsia française [5] s’est montrée favorable aux bombardements de la Serbie. Pas un seul intellectuel opposé à cette guerre n’a échappé à l’accusation de fascisme. Chevènement fut alors comparé à Le Pen (BHL) , Debray assimilé à un complice de la barbarie (BHL) et à un révisionniste (Alain Joxe, Didier Daeninckx*)  , Elisabeth Levy accusée de nier la Shoah, les opposants à la guerre dans leur ensemble insidieusement comparés à Drieu la Rochelle par Philippe Val, Noam Chomsky et Jean-François Kahn accusés , outre d’être révisionnistes, d’être des partisans de Milosevic (Didier Daeninckx)... A l’occasion des débats sur la guerre en Irak en 2003, on a également pu voir que des bellicistes tels que André Glucksmann* ou Alexandre Adler* maniaient fort bien les accusations de racisme et d’antisémitisme à l’encontre de leurs contradicteurs.

 

            De manière plus générale, le raisonnement stalinien est fondamentalement manichéen. Les staliniens ne sachant pas compter jusqu’à trois, tous ceux qui ne se situent pas dans leur camp sont nécessairement dans le camp adverse, c’est-à-dire celui du « fascisme ».  Le raisonnement le plus fréquent est celui-ci :

           

X a tenu tels propos à tel sujet

            Or, X est un fasciste, un nazi, un révisionniste (ou tout autre qualificatif dégradant)

            Donc, toute personne ayant sur ce sujet une position qui ressemble, même de très loin, à celle de X est « objectivement » fasciste, nazi, et caetera.

 

 

            C’est ce non-argument absolu, ce « stratagème » de la plus crasse stupidité, qui constitue le fonds de commerce de Glucksmann et BHL. Ainsi, il faut être favorable aux bombardements sur la Serbie. Pourquoi ? Parce que Le Pen est contre, pardi ! Il faut soutenir les musulmans dans les Balkans…forcément ! Rendez-vous compte : les extrêmes droites européennes ont pris position soit en faveur des Croates, soit en faveur des Serbes ! Les fascistes ont forcément tort ! Donc, Bosniaques et Kosovars ont raison et nous les soutenons [6] ! Il faut être pour la guerre en Irak ! Nécessairement, car ce criminel de guerre de Poutine est contre ! Poutine est un monstre, Poutine est contre la busherie, donc il faut être favorable à la guerre en Irak ! Admirez la force persuasive du sophisme : être d’accord ou être fasciste…le contraste est tellement engageant ! Bernard Kouchner* l’a fort bien compris qui qualifiait les manifestants contre la guerre en Irak de « supporters objectifs » de Saddam Hussein. A suivre cette logique, que d’inepties il faudrait dire pour se situer dans le sacro-saint camp du Bien ! Que d’ignobles postures aurions-nous à adopter! Et que de crimes à commettre ! Echantillon :

 

-         Salman Rushdie doit impérativement être considéré comme un écrivain génialissime, car Bruno Gollnisch s’est dit « choqué » par ses écrits

-        l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques était une très bonne chose que l’on se devait de soutenir inconditionnellement, car Le Pen n’a eu de cesse de la dénoncer

-         la cause palestinienne est totalement discréditée car François Duprat, le fondateur de France Palestine, fut un des cadres du Front National

-         les animaux doivent être torturés et atrocement mutilés, car cette fasciste de Brigitte Bardot prend leur défense

-         la nationalisation de la Sécurité sociale est une idée qui n’a pas droit de cité, car Bruno Mégret l’a eu aussi

-         tout ce que décident les technocrates bedonnants de Bruxelles est fantastique, le traité de Maastricht a apporté le plein-emploi et la paix en Europe, car l’extrême-droite est plus que sceptique à ce sujet

-         on doit cracher sur les Résistants, car certains d’entre eux étaient d’authentiques nationalistes maurassiens

-         l’embargo sur l’Irak n’a eu absolument aucune conséquence sur la vie quotidienne des Irakiens, car Le Pen affirme le contraire [7]

 

 

…Quant aux végétariens, on leur laissera la vie sauve car, contrairement à ce qu’affirme une rumeur, Hitler ne l’était pas !

 

 

           

           

 

 

 

« Ce qu’il y a pourtant de curieux, c’est que ce sont les mêmes qui agitaient, il y a quinze ans, l’épouvantail de l’anticommunisme primaire, et qui ne veulent pas aujourd’hui qu’on se montre antiaméricain primaire. » 

                                                                                   Philippe Muray, L’Empire du Bien

 

 

 

 

 

 

Les néostaliniens ont également recyclé la pitoyable accusation d’ « antisoviétisme », remplacée par la non moins pitoyable accusation d’ « antiaméricanisme ». Bien sûr, dans un cas comme dans l’autre, les maîtres censeurs (qui ont actuellement en France Jean-François Revel* pour chef de file) prennent grand soin de ne jamais définir ce que regroupe ladite catégorie. On les comprend aisément, car tenter de définir ce qu’englobent ces fumeux concepts c’est, de fait, en admettre l’insanité. Hier, l’accusation d’antisoviétisme visait absolument tous ceux qui dénonçaient le goulag, la déportation de peuples entiers, l’assassinat des opposants, les crimes de guerres en Afghanistan… bref, tous ceux sur qui la propagande du Kremlin, de ses relais hors de l’URSS et de la Pravda n’avait aucune prise. Aujourd’hui, l’accusation d’antiaméricanisme vise absolument tous ceux qui dénoncent Guantanamo, Abu Ghraïb,  le Patriot Act , les bombes GBU27 à uranium appauvri,  les assassinats massifs de civils … bref, tous ceux sur qui la propagande de la Maison-Blanche, de ses relais hors des USA, de Fox News n’a aucune prise. Notons d’ailleurs que les plus « antiaméricains » des « antiaméricains » sont - à en croire les néostaliniens-…des Américains : Noam Chomsky, William Blum, Norman Finkelstein …

 

            Les néostaliniens se distinguent, tout comme leur père spirituel en son temps, par une incapacité à admettre le réel. Staline affirmait, le 17 novembre 1935, dans un Discours aux Stakhanovistes : « la vie est maintenant meilleure, camarades. La vie est devenue plus gaie. »

Ce mépris des évidences se retrouve en des termes semblables chez un George W. Bush qui, depuis avril 2003, ne cesse de répéter que « le monde est meilleur » et que « le monde est plus sûr »  pour nous convaincre du bien-fondé de sa guerre en Irak. Meilleur ce monde sans Saddam Hussein, réellement ? Malgré les milliers de victimes du terrorisme à Manille, Karachi, Quetta, Istanbul, Ankara, Riyad, Djeddah, Beyrouth, Casablanca, Alger, Damas, Djakarta, Tachkent, Kaboul, Moscou, Gori, Madrid ? Malgré les occupations de la Palestine et du Liban qui perdurent ? Malgré cet Irak à feu et à sang ? Malgré la très forte poussée de l’islamisme radical, conséquence directe de la guerre en Irak ? Peu importe ! A force de marteler ce complet mensonge, peut-être certains finiront-ils par y croire.  Et quand Condoleeza Rice explique le plus sérieusement du monde que le bilan catastrophique de la guerre en Irak doit être regardé du point de vue l’histoire, on ne peut que constater qu’elle plagie là les propos de Staline.

 

Le plus navrant est que l’intelligentsia française - qui s’était déjà massivement vautrée dans le prétendu communisme des Staline, Khrouchtchev et autre Brejnev- réitère ses erreurs en faisant l’apologie de la politique américaine. Car on ne les compte plus ces intellectuels et hommes politiques qui, ayant substitué un stalinisme de droite au stalinisme originel, se font les laudateurs de la politique du pire menée par George W. Bush.  Frappés d’enfermements délirants, ces Kouchner, Adler, Glucksmann, Roucaute, Kessler, et caetera considéraient les agressions de l’Armée Rouge comme des actes de légitime défense et même, pour certains, avaient de la sympathie pour Mao. Aujourd’hui, ils s’acharnent à crédibiliser l’orwellienne notion de « légitime défense préventive » . Attendrons-nous que la politique dont ils se font actuellement les zélés promoteurs atteigne le bilan de celle de Staline pour réaliser que leurs raisonnements sont restés pareillement stupides, semblablement manichéens, également mystificateurs… en somme, intégralement staliniens ?

 

 

 

 

 

* ancien militant au Parti Communiste

 

[1] Même si le phénomène est beaucoup plus marqué en France, la survivance des raisonnements staliniens est une réalité dans bien d’autres pays, y compris aux USA, où de nombreux néoconservateurs sont d’anciens staliniens (David Horowitz par exemple).

 

[2] Ce qui est le propre de tout totalitarisme.

 

[3] Ainsi, le troisième procès de Moscou en 1938 était celui « du bloc antisoviétique des droitiers et trotskistes » et les staliniens créèrent l’adjectif « hitléro-trotskiste ».

 

[4] Ce qui était très malvenu de sa part, lorsque l’on songe au pacte germano-soviétique, à l’antisémitisme d’Etat que pratiquait Staline, à l’assassinat de Solomon Mikhoels, Président du Comité juif antifasciste, au soutien apporté aux fascistes argentins par l’Union Soviétique, et caetera. 

 

[5] Et de la classe politique, hormis l’extrême gauche et l’extrême droite.

 

[6] Ces néostaliniens qui aiment à déceler partout des traces de fascisme ou de nazisme ont, pour les besoins de la cause, fermé les yeux sur le fait que les divisions de l’armée bosniaque musulmane ont repris, à l’occasion des récentes guerres, les noms qui étaient les leurs durant la Seconde guerre mondiale, lorsqu’elles massacraient Juifs, Tsiganes et Serbes pour le compte de Adolf Hitler.

 

[7] Malgré son évidente fatuité, cet « argument » a été utilisé par Pierre Bénichou sur Europe 1, au début de l’année 2003 : il expliquait doctement que 500 000 enfants irakiens n’avaient pas pu mourir à cause de l’embargo parce que « c’est Le Pen qui dit ça ! ». Pour Bénichou , peu importe que  Denis Halliday, responsable du programme humanitaire de l'ONU pour l'Irak, ait fait des affirmations semblables : le simple fait que Le Pen affirme quelque chose suffit à ce que cela devienne un mensonge.

 

 

 

 

Annexes :

 

- « recyclages », extrait de Votre révolution n’est pas la mienne , François Lonchampt, Alain Tizon

 

 

 

 

 

 

 

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